8

Les Enchantements de Corbénic

Il y avait déjà longtemps que Bohort conversait, dans la grande salle du manoir de Corbénic, avec le roi Pellès, la fille de celui-ci et les chevaliers de la cour. Le soir tombait lentement et remplissait la pièce d’une sorte de pénombre dans laquelle les paroles échangées paraissaient plus lointaines. C’est alors que parut une colombe qui voletait en portant dans son bec un encensoir d’or. Elle se lança dans la salle, en un lent tourbillon et, tout de suite, le palais fut rempli de toutes les suaves odeurs de l’univers. Les conversations s’étaient arrêtées et un silence profond régnait sur l’assemblée. Les serviteurs dressèrent les tables et mirent les nappes. Tous ceux qui se trouvaient là s’assirent sans qu’on les y invitât, car personne ne prononçait un seul mot : ils étaient tous, jeunes ou vieux, en prière et en oraison. Peu après, sortit de sa chambre la jeune fille qui portait entre ses mains une coupe d’émeraude d’où émanait une surprenante lumière. Tous s’agenouillaient les uns après les autres lorsque la jeune fille passait devant eux, et ils dirent à voix basse : « Béni soit le fils de Dieu qui nous combla de sa grâce. »

Au fur et à mesure que la jeune fille passait parmi les tables, celles-ci se couvraient de toutes sortes de nourritures succulentes. Après avoir fait le tour de la salle, la jeune fille rentra dans la chambre d’où elle était sortie et, après ce long moment de silence, les conversations reprirent de plus belle. Ainsi Lancelot, lors de son séjour à Corbénic, avait-il été le témoin d’une scène analogue.

Le repas terminé, on enleva les nappes. Le roi Pellès alla alors s’accouder aux fenêtres du palais, et Bohort lui tint compagnie. Ils se mirent à parler de celui qui leur tenait le plus à cœur, à savoir Lancelot du Lac. Bohort, qui connaissait bien l’amour exclusif que portait son cousin à la reine Guenièvre, finit par demander à son hôte comment Lancelot avait pu oublier un instant la reine pour engendrer cet enfant. Pellès ne lui cacha rien : il lui expliqua comment Lancelot avait été abusé magiquement de telle sorte qu’il avait connu sa fille comme un homme sa propre femme. « Béni soit Dieu, dit Bohort, et béni soit celui qui a commis une telle ruse ! Aucun charme magique n’eut un aussi heureux résultat. Sois-en sûr, roi Pellès, de ton lignage naîtra le vrai chevalier par qui les aventures du Saint-Graal seront menées à leur terme, celui qui pourra s’asseoir sur le siège périlleux de la Table Ronde, dont nul n’a pris possession sans être foudroyé. Si ce n’est pas cet enfant, je ne sais pas qui pourrait l’être ! Lancelot est certes le meilleur des chevaliers qu’il y eut en ce monde, mais je sais qu’il y aura encore plus valeureux que lui. Les sages et les ermites le disent, et je sais qu’en son temps l’enchanteur Merlin avait dit des choses en ce sens. » Et Bohort ne pouvait s’empêcher de penser aux paroles de Morgane : elles étaient semblables à celles qu’il avait entendues de la bouche même de la Dame du Lac.

De la fenêtre du manoir, Bohort apercevait un grand bâtiment de pierre sombre qui se dressait contre le manoir où ils se trouvaient. « Seigneur, dit-il au roi, n’est-ce pas là ce qu’on appelle le Palais Aventureux ? – Oui, répondit le roi Pellès. Depuis que tu es arrivé ici, tu as été témoin de bien des merveilles. Tu as vu la colombe qui nous dispense toutes les bonnes senteurs du monde. Tu as également compris que le Saint-Graal nous procure chaque jour la nourriture qui nous convient. Mais tout cela n’est rien à côté des merveilles qui se produisent dans ce Palais Aventureux. – Par Dieu tout-puissant, dit Bohort, puisque je suis venu ici, à Corbénic, je suis bien décidé à ne pas partir avant d’avoir assisté à ces merveilles du Palais Aventureux. – Seigneur, dit le roi, ne parle pas ainsi ! Par la foi que je dois à Notre-Seigneur, ne tente pas cette épreuve, car tu n’en sortirais pas sans honte ou sans dommage, et je ne voudrais pas, par la moitié de ma terre, qu’il t’arrivât des aventures qui tourneraient à ta honte et à ta confusion. Moi-même, j’en aurais beaucoup de chagrin, et j’en serais blâmé par beaucoup.

— Roi, dit Bohort, ta sollicitude me touche, mais sache que je n’ai jamais reculé devant une épreuve, la plus pénible fût-elle. Je t’assure que je ne quitterai pas Corbénic avant d’en savoir davantage sur ce qui se passe dans le Palais Aventureux. – Je reconnais là ton courage et ton obstination, dit Pellès, et il n’est pas en mon pouvoir de t’interdire quoi que ce soit. Je ne te demande qu’une seule chose : de ne pas tenter l’épreuve cette nuit. Tu dormiras dans mon manoir et, demain, nous verrons si tu persistes dans ta décision. Si telle est ta volonté, tu iras donc passer cette autre nuit dans le Palais Aventureux. Mais je ferai les vœux les plus ardents pour que tu puisses en sortir sans honte et sans dommage. – Mais pourquoi refuses-tu de me laisser tenter l’épreuve cette nuit même ? – Je te le dirai peut-être lorsque tu partiras de Corbénic, si toutefois Dieu te donne la permission d’en partir. »

Cette nuit-là, Bohort coucha dans une chambre, sous le donjon, et le roi Pellès le traita avec tous les honneurs possibles. Le matin, à l’heure de la messe, il dit à son hôte : « Bohort, si tel est ton désir de passer la nuit prochaine dans le Palais Aventureux, tu dois t’y préparer. – Certes, répondit Bohort. Que dois-je faire ? – Va donc t’entretenir avec un de nos chapelains et confesse-toi avant d’être confronté aux épreuves qui t’attendent. Quand tu seras lavé de toute souillure, je crois que tu seras en meilleure situation que si tu restais entaché de vilenie. » Bohort tint ce conseil pour bon et loyal. Aussitôt après la messe, il alla trouver l’un des chapelains du roi. Il lui confessa toutes les fautes dont il avait pu se rendre coupable. Le chapelain l’interrogea sur son existence, et Bohort lui décrivit toute sa vie, sans en rien cacher, même ce qui s’était passé avec la fille du roi Brangore d’Estrangore, bien que cette faute eût été commise contre son gré, sous le coup d’un sortilège. À la sortie de l’église, il refusa, pendant toute la journée, toute autre nourriture que celle qu’on lui avait servie auparavant.

Le soir venu, Bohort s’arma et entra seul dans le Palais Aventureux, tandis que ceux qui l’avaient accompagné jusqu’à la porte se retiraient, non sans peur ni sans angoisse. Il attendit jusqu’à la tombée de la nuit et demeura aux fenêtres jusqu’à l’extrême clarté du jour. Quand il fit très sombre, il alla s’asseoir sur un grand lit qui se trouvait dans une chambre tapissée de tentures aux couleurs vives. On lui avait dit que c’était le Lit de la Merveille. À peine fut-il assis qu’il entendit, à l’intérieur du palais, un bruit épouvantable. Et, aussitôt, un vent violent se leva, qui fit se heurter les fenêtres. Il y en avait plus d’une centaine et, à les entendre, on eût dit que le palais allait s’effondrer sous le vacarme. Bohort ne broncha pas : la main sur la poignée de son épée, il attendait que quelque chose se produisît.

Mais, pendant toute la durée du vacarme, il ne vit rien qui pût être inquiétant ou surprenant. Le calme revint d’un seul coup, et c’est tout juste si Bohort entendait le bruit de sa propre respiration. C’est alors que surgit d’une chambre attenante une lance, grande et longue, dont le fer flamboyait comme un cierge allumé. Elle fondit sur Bohort, rapide comme la foudre, et elle le frappa d’un choc si rude qu’elle s’enfonça d’un bon demi-pied de profondeur dans la chair de son épaule gauche, à travers le bouclier et le haubert. À la douleur de cette blessure, il sentit son esprit se troubler, d’autant plus qu’il ne voyait pas celui qui l’avait frappé. Il sentit alors qu’une main invisible lui retirait le fer de la plaie, et que la lance s’en revenait lentement dans la chambre d’où il l’avait vue surgir. Il s’effondra sur le lit en si triste état qu’un autre que lui aurait probablement perdu connaissance. Mais il avait décidé de ne pas bouger de ce lit, bien résolu à y passer la nuit quoi qu’il dût arriver.

Peu après, il vit sortir d’une autre chambre un chevalier armé de pied en cap, qui était de haute taille et de forte corpulence. « Seigneur chevalier, dit le nouvel arrivant en apercevant Bohort, lève-toi de ce lit et va-t’en te reposer sur un autre ! – Certainement pas, répondit Bohort. Je n’ai aucune intention de me lever, ni pour toi ni pour un autre, tant que je serai capable de tenir tête à quiconque m’agressera ou me provoquera ! – Si tu souhaites le combat, tu n’y gagneras rien, quelle qu’en soit l’issue, si je te tue ou si tu me tues ! Mais, de toute façon, tu ne peux plus refuser le combat si tu ne te lèves pas. – Peu m’importe, dit Bohort, je n’obéirai pas à quelqu’un qui m’ordonne sans raison de me lever de ce lit. – Ma foi, fit l’autre en ricanant, je ne te laisserai pas en repos tant que je pourrai manier mon épée. En garde ! »

Bohort se voyait contraint à la bataille. Il se sentait pourtant bien mal et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Tout autre que lui n’eût pas eu le courage de se défendre. Il serra les dents et brandit son épée, bien décidé à mourir plutôt que de perdre son honneur. Il bondit sus au chevalier et lui porta un coup formidable sur le heaume et sur le bouclier. Son adversaire, d’une valeur égale à la sienne, se défendit à merveille, ripostant avec habileté et hardiesse aux attaques de Bohort. Mais, malgré sa blessure, Bohort était encore très leste et agile ; il poussa si rudement le chevalier qu’il le fit peu à peu reculer. Il semblait à bout de forces et était sur le point de s’écrouler lorsque, dans un suprême effort, il atteignit la porte d’une chambre, l’ouvrit et disparut à l’intérieur. Bohort tenta d’ouvrir la porte, mais n’y parvint pas. Il revint sur le lit, attendant la suite des événements.

Or, quelques instants plus tard, cette même porte s’ouvrit brutalement, et le chevalier, qui semblait épuisé auparavant, jaillit aussi rapidement que l’éclair, et courut sus à Bohort avec une impétuosité surprenante. « Ma parole ! se dit Bohort. Voici qui tient du prodige ! Que dire de ce chevalier ? Je le croyais à l’instant exténué et vaincu, près d’abandonner le combat, mais depuis qu’il est revenu de cette chambre, il est doté d’une force bien supérieure à celle qu’il avait au début de la bataille. Je me demande d’où il tient cela ! De Dieu ou du diable ? »

Pendant que Bohort se livrait à ces réflexions, le chevalier l’assaillait, l’épée brandie en l’air, et lui donnait de grands coups partout où il pouvait l’atteindre. Bohort ripostait de belle façon, tout à fait capable de répondre à un adversaire qui ne fût pas d’une exceptionnelle prouesse. Il parvint, grâce à sa jeunesse et à sa vivacité, à le dominer dans ce duel. Et, quand le chevalier s’apprêta à rentrer dans la chambre où il était allé, semblait-il, se régénérer, Bohort lui barra le passage. « Par la Sainte Croix, seigneur chevalier, s’écria-t-il, tu ne mettras plus les pieds dans cette chambre ! » Il le prit par le heaume, le lui arracha de la tête, mit le chevalier sous lui en lui sautant sur le corps et le menaça de lui enfoncer son épée dans le cou s’il ne s’avouait pas vaincu et s’il ne lui promettait pas de se rendre prisonnier là où il l’exigerait. L’autre ne répondant pas, il accentua sa pression.

Il faisait très clair dans la salle. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et la lune envoyait ses rayons par plus de cent endroits. Le chevalier, se voyant en péril de mort, finit par implorer la clémence de son vainqueur. « Je ne sais pas qui tu es, lui dit Bohort. Je ne t’ai jamais vu, que je sache. Il faut me jurer, en loyal chevalier, que tu seras le jour de la Pentecôte à la cour du roi Arthur, où qu’il la tienne, et là, tu te rendras au roi de la part de Bohort de Gaunes. » Le vaincu en fit un serment solennel, contraint et forcé qu’il était. Puis, il ramassa son heaume et son bouclier et s’en retourna d’où il était venu, n’ayant pas pris la peine de dire son nom et pour quelle raison il avait ainsi attaqué Bohort. Celui-ci commençait à se demander ce que signifiaient les fantasmagories qui l’assaillaient ainsi. Et surtout, il se demandait ce qu’il y avait à l’intérieur de la chambre où le chevalier était allé reprendre des forces. Il essaya une nouvelle fois d’ouvrir la porte, mais il ne put y parvenir.

De guerre lasse, Bohort revint s’asseoir sur le lit. Aussitôt, des javelots et des flèches se mirent à pleuvoir depuis chaque fenêtre et l’accablèrent de telle sorte que son haubert et son bouclier furent atteints en de multiples endroits. Il évita de bouger, se contentant de se protéger du mieux qu’il pouvait, restant assis sur le lit, aussi ferme et assuré que s’il n’avait aucun mal, et il attendit ce qui allait arriver car il était bien persuadé que tout cela n’était pas fini et qu’il verrait encore bien d’autres aventures. Quand prit fin la pluie de javelots et de flèches, les fenêtres se refermèrent et firent alors un fracas tel qu’on aurait dit que le palais allait s’écrouler. Il faisait sombre maintenant, car la clarté de la lune ne pénétrait plus que par quelques fenêtres qui étaient restées ouvertes.

Le calme revint au bout d’un moment, et tout demeura silencieux, comme si rien ne s’était passé. Mais Bohort, qui guettait le moindre bruit et le moindre mouvement, aperçut, sortant de l’une des chambres, un lion d’une taille surprenante. L’animal s’avança vers Bohort à petits sauts, la gueule béante, dans l’intention évidente de le dévorer à belles dents. Devant ce nouveau danger, Bohort bondit vers lui et, se protégeant habilement de son bouclier, il brandit son épée pour en frapper la bête. Mais le lion s’élança, les crocs et les griffes en avant, afin de saisir l’homme par le haubert. Il atteignit le bouclier et en déchira un pan comme s’il s’agissait d’une simple étoffe. Il s’en fallut de peu que Bohort ne fût renversé par la violence du choc mais, heureusement, il s’arc-bouta de toute son énergie, leva son épée et frappa le lion sur les oreilles et la tête, lui traversant le cou de part en part. La bête tomba morte sur le pavement.

Bohort était revenu sur le lit et reprenait son souffle à grand-peine. C’est alors qu’il vit surgir on ne sait d’où un serpent énorme et hideux capable de provoquer la panique chez les plus courageux d’entre les hommes : il était bariolé de couleurs, et avait les yeux aussi rouges et embrasés que des charbons ardents. Il s’avançait lentement sur le plancher de la salle, jetant feu et flammes, mais modérément, et en faisant tournoyer sa queue comme il l’aurait fait d’un fouet. Sur son front, se trouvait une inscription que Bohort put lire sans peine grâce à l’éclat qui émanait de ses yeux : « Voici la figure symbolique du roi Arthur. » Bohort fut bien étonné de lire une telle inscription, et il se ramassa sur le lit, tous les sens en alerte, persuadé que tout ce qu’il voyait n’était qu’un piège destiné à le faire fuir dans la plus grande honte.

Quand le serpent fut parvenu au milieu de la salle, Bohort vit surgir de l’ombre un léopard fier et orgueilleux qui se précipita sur le reptile. Mais quand il aperçut le félin, le serpent se retourna, lui crachant du feu et lui faisant tout le mal qu’il pouvait. Le léopard réagit alors en labourant le serpent de ses crocs et de ses griffes. Il alla délibérément de l’avant et gagna du terrain : s’il avait eu autant de force que le serpent, ce dernier n’aurait pas eu l’avantage sur lui malgré sa vigueur et les feux ardents dont il se protégeait. Bohort assista à cette longue bataille, très perplexe sur le sens qu’on pouvait donner à cet affrontement, car il n’avait jamais vu autant de cruauté chez deux animaux. Mais aucun des deux ne fut tué par l’autre. Quand la bataille eut tant duré que l’un et l’autre furent obligés de l’abandonner, le serpent s’évanouit dans l’ombre et le léopard disparut sans que Bohort pût savoir où il était allé.

Il vit cependant un spectacle hallucinant : à l’entrée de la salle, dans un endroit mieux éclairé qu’ailleurs, le serpent commença à se rouler et à tourner sens dessus dessous, comme le fait un animal qui ressent des douleurs avant de mettre bas. Lorsqu’il fut apaisé, il vomit de sa bouche une centaine de serpenteaux et ceux-ci commencèrent une épouvantable mêlée dans le but de tuer le serpent d’où ils étaient sortis. Mais celui-ci résistait si bien qu’ils ne pouvaient pas lui faire grand mal. Après que la bataille eut fait rage, le serpent et les serpenteaux perdirent tous la vie et s’effondrèrent pêle-mêle dans un angle de la salle. Bohort, de plus en plus stupéfait, se demandait la signification d’un tel combat et surtout de son dénouement.

Il demeurait plongé dans ses pensées, toujours assis sur le lit, quand il vit sortir d’une autre chambre un homme pâle et maigre, et si exsangue qu’il semblait plus mort que vif. Il avait autour du cou deux couleuvres enroulées l’une dans l’autre, et ces couleuvres le mordaient devant et derrière, au cou et au visage. Il se plaignait bruyamment et poussait des gémissements lamentables. « Hélas ! s’écriait-il, pourquoi avoir commis une faute qui me vaut une si grande souffrance ? Mon Dieu ! Viendra-t-il un jour, celui qui doit me délivrer de ces tourments ? » Il marchait ainsi à travers la salle, comme un aveugle, s’appelant infortuné et misérable, et il portait sur la poitrine une harpe d’une richesse inouïe, couverte d’or, d’argent et de pierres précieuses, une vraie merveille.

Quand l’homme eut traversé la salle, il s’assit sur un siège d’or qui semblait placé là en permanence. Il prit son plectre, accorda sa harpe, puis entonna un lai sans cesser de pleurer. Bohort qui l’écoutait avec surprise, mais aussi avec un certain plaisir tant la musique était belle, reconnut ce chant comme étant le Lai des Pleurs. Il y était dit comment Joseph d’Arimathie arriva dans l’île de Bretagne, lorsque Notre-Seigneur lui commanda d’y aller, et comment, après avoir longtemps erré, ses descendants se fixèrent aux Vaux d’Avalon[43]. Bohort y prêta une grande attention, car il lui sembla que c’était un débat engagé jadis entre Joseph d’Arimathie et Orphée l’Enchanteur qui construisit le Château des Enchantements dans la marche d’Écosse.

Quand il eut terminé de jouer et de chanter son lai, l’homme se dressa et dit à Bohort : « Seigneur chevalier, c’est en vain que tu as séjourné dans ce palais. Sache-le bien, en effet : les aventures qui sont ici ne prendront fin ni par toi, ni par un autre, avant la venue du Bon Chevalier, celui qui doit accomplir les aventures du Saint-Graal et toutes celles que tu as vécues cette nuit. Il me délivrera du tourment dans lequel je me trouve plongé. Donc, tu pourras t’en aller quand tu voudras, car tu n’obtiendras pas d’autres résultats. – Mais, vieil homme, dit Bohort, d’où vient que tu supportes ces couleuvres qui te font mal, autour du cou ? – Je suis condamné à les souffrir. C’est la punition que Dieu a ordonnée à la suite des excès d’orgueil dont je me suis rendu coupable jadis. Et si je pouvais, par cette souffrance terrestre, être quitte de la damnation éternelle, je m’en estimerais très heureux. J’ai fait tant de mal dans ma vie que j’obtiendrai difficilement le pardon divin malgré mes tortures en ce monde. Mais crois-moi, j’ai bien mérité le châtiment que j’endure. »

Le vieil homme à la harpe se releva et disparut sans ajouter un mot. Bohort avait l’intention de le questionner sur plusieurs choses, mais il n’en eut pas le temps, car l’homme avait déjà regagné la chambre d’où il était sorti. De nouveau, le silence et l’ombre envahirent la grande salle du Palais Aventureux, et Bohort, à demi couché sur le Lit de la Merveille, oubliant la douleur que sa blessure à l’épaule lui causait, se demandait s’il rêvait ou s’il était vraiment le témoin des événements étranges qui se déroulaient devant lui. Il lui revint à l’esprit ce qu’avait dit Morgane à propos du Roi Pêcheur, qui pouvait prendre toutes les formes désirées, et qui était expert en charmes et enchantements. Et pourquoi Pellès lui avait-il refusé de passer la première nuit de son séjour à Corbénic dans le Palais Aventureux ? Il se demandait aussi si Lancelot avait subi les mêmes épreuves avant d’être admis dans le lit de la fille du roi.

Il en était là de ses réflexions quand il aperçut la colombe tenant l’encensoir dans son bec, qui entra par un vitrail entrouvert, voleta à travers la salle et s’engouffra dans une chambre dont la porte s’était entrebâillée pour la laisser entrer. Le palais devint très calme, très silencieux, comme si rien ne s’y était jamais passé, et Bohort sentit les senteurs les plus fines et les plus suaves se répandre dans l’air, comme si toutes celles du monde y convergeaient.

Alors, de cette même chambre où était entrée la colombe, sortirent quatre enfants en bas âge, si beaux que Bohort ne les prit pas pour des créatures terrestres, mais pour des anges descendus du ciel. Ils portaient quatre chandeliers aux cierges ardents. Devant eux, marchait un porteur d’encensoir, et derrière, un homme d’un grand âge, chenu, vêtu comme un prêtre. Il n’avait cependant pas de chasuble, mais il portait une lance. Et plus Bohort regardait la lance, plus il était intrigué, car du fer de celle-ci coulaient une à une des gouttes de sang qui paraissaient s’évaporer dans l’ombre.

Persuadé qu’il s’agissait d’un objet saint et vénérable, Bohort se leva et s’inclina à son passage. Le porteur de lance s’en alla droit au siège d’or et se mit à parler ainsi : « Seigneur chevalier, tu es le plus pur et le plus digne de ceux de la maison d’Arthur qui soit entré ici. Tu pourras dire, quand tu seras en ton pays, que tu as vu la Lance vengeresse[44]. Tu ignores bien sûr ce que cela veut dire, et tu ne l’apprendras pas avant que le Siège Périlleux de la Table Ronde ait trouvé son maître. Cependant, tu connaîtras la vérité à ce sujet par celui qui occupera cette place. Il te dira la nature de cette lance, d’où elle vient et qui l’a apportée ici. Si ton cousin Lancelot avait pris garde, au début de sa vie de chevalier, de se défendre du commerce des femmes, comme tu l’as fait, toi, il aurait mené à leur terme les aventures dont nous souffrons tous encore aujourd’hui. C’est un chevalier si preux et si prisé qu’il n’a pas son égal dans le monde entier, mais il est d’autre part si souillé que les louables vertus, qui devraient être les siennes, sont anéanties et ruinées par la faiblesse de ses reins et la chaleur de son tempérament[45]. »

L’homme à la lance se leva alors et se retira, disparaissant dans une des chambres. Bientôt, une douzaine de jeunes filles firent leur entrée dans la salle, pauvrement vêtues et attifées de parures sans valeur. Elles marchaient lentement, à petits pas, l’une après l’autre, en silence, et elles pleuraient si lamentablement que l’homme le plus insensible à la pitié en eût été attendri. Parvenues à la porte de la chambre où était entré l’homme à la lance, elles s’arrêtèrent et s’agenouillèrent, se livrant à une douleur sans pareille. À leur attitude, Bohort comprit qu’elles disaient des prières et des oraisons. Il ne savait que faire, ni que dire, ignorant la signification de tout ce qu’il voyait. Pourtant, il aurait bien voulu en savoir davantage. Il eut envie de questionner les jeunes filles qui se trouvaient le plus près de lui, mais il n’osa pas, car il redoutait de déclencher quelque autre maléfice. Cependant, à force de se tourmenter, il décida qu’il ne quitterait pas les lieux sans explication.

Il accosta l’une des jeunes filles et lui dit : « Que Dieu te bénisse ! Oserais-je te demander qui vous êtes, pourquoi vous pleurez, pourquoi vous êtes si mal vêtues et quel est l’homme que j’ai vu tout à l’heure portant une lance d’où coulent des gouttes de sang ? » La jeune fille se retourna, le regarda avec des yeux qui ne semblaient pas voir, et lui répondit : « Seigneur ! Par Dieu tout-puissant, ne t’occupe pas de nous et laisse-nous faire ce que nous devons. Pour l’instant, tu ne peux rien pour nous, et si tu voulais en savoir davantage, il t’arriverait malheur ! » Bohort n’insista pas. Il revint vers le lit et s’y assit tandis que les jeunes filles, toujours à petits pas et une par une, disparaissaient dans l’ombre.

La nuit avançait et Bohort commençait à s’impatienter. Tout à coup, dans la chambre où avaient disparu l’homme à la harpe et celui qui tenait la lance, il aperçut une clarté de plus en plus forte. Sans faire de bruit, il se glissa sur le pavement et s’en alla près de la porte ; la clarté était aussi intense que si le soleil y avait établi sa demeure, et elle ne faisait que s’accroître à mesure que Bohort approchait. Il vit que la porte était entrebâillée et voulut la pousser. Mais, à ce moment, il aperçut une épée claire et tranchante, dressée sur sa tête, et qui semblait toute prête à le frapper s’il faisait un pas de plus en avant.

Comprenant que cet avertissement était formel, il fit demi-tour, pensant que c’était un signe évident de Dieu. Pourtant, il avait eu le temps de jeter un regard dans la chambre, distinguant une table d’argent sur quatre pièces de bois, d’une prestigieuse richesse, enveloppées d’or et de pierres précieuses. Elles ne pouvaient être que d’origine surnaturelle, car, nulle part au monde, il n’aurait pu y en avoir de semblables. Sur la table d’argent était posé un vase d’émeraude recouvert d’une soie blanche et, devant cette table, un homme était agenouillé, vêtu comme un évêque. Il resta longtemps figé dans cette attitude, puis il se dressa sur ses pieds, tendit les mains vers le vase, enleva la soie qui le recouvrait : tout à coup une lumière quasi insupportable envahit la chambre. Bohort eut l’impression que tous les rayons du soleil réunis l’avaient frappé dans les yeux. Il en fut si ébranlé qu’il en perdit la vue. Au milieu d’un brouillard de lumière, il entendit une voix lointaine qui lui disait : « Bohort, n’approche plus ! Tu n’es pas digne de voir davantage les sublimes secrets qui sont ici. Et si ton audace te pousse à enfreindre cette défense, sache que tu ne t’en tireras pas sans être perclus de tes membres, privé de marcher et de voir, à jamais semblable à un morceau de bois. Et ce serait dommage, Bohort de Gaunes, car tu es un homme preux et hardi. »

En entendant ces paroles, Bohort fut saisi de frayeur. Il recula au hasard, tentant de retrouver le lit pour s’y allonger. Ses yeux lui faisaient très mal, et il était devenu aveugle. Par contre, il se sentit soudain guéri de la blessure que la lance flamboyante lui avait causée à l’épaule. Errant en tous sens, il finit par trouver le lit après avoir longuement piétiné le pavement de la salle. Il s’allongea, plein d’angoisse, car il était persuadé avoir perdu la vue pour toujours. Mais, pendant qu’il gisait sur le lit, il entendit des chants pleins de grandeur et des mélodies qui chantaient la gloire de Dieu. Il resta éveillé toute la nuit, sans prendre aucun repos, terrifié par la punition qui paraissait être la sienne, parce qu’il avait osé regarder à travers la porte ce qui se passait dans la chambre où brillait le mystérieux vase d’émeraude. Mais quand vint le jour et que la lumière du soleil inonda l’intérieur du palais à travers les nombreux vitraux, il constata avec soulagement qu’il n’était pas aveugle.

Alors parurent le roi Pellès, sa fille et bon nombre de chevaliers. Quand ils virent Bohort sain et sauf, ils manifestèrent une joie exubérante : « Par Dieu tout-puissant, dit le roi, nous avons été alarmés par toi, Bohort, et nous étions très inquiets sur ton sort. Nous ne pensions pas te revoir indemne et fort comme tu l’es. Je dois te dire que jamais un chevalier n’est demeuré ici comme tu l’as fait, qui n’en soit sorti sans honte ou qui n’en soit mort. Tu as eu plus de chance que les autres, et crois bien que j’en ai une grande joie. »

Ce jour-là, Bohort ne quitta pas le manoir de Corbénic. On ne voulut à aucun prix le laisser partir sans lui faire de grandes démonstrations d’amitié et de reconnaissance. On lui fit donc fête et grand honneur, heureux de la belle aventure que Dieu lui avait accordée. « Mais, demanda Bohort au roi, pourquoi n’as-tu pas voulu me laisser tenter l’aventure la nuit précédente ? – C’est bien simple, répondit Pellès, tu n’étais pas encore lavé de tes fautes, et tu n’aurais pas supporté les épreuves. – Tu as sans doute raison, dit Bohort, mais il y a bien d’autres questions que je voudrais te poser au sujet de ce que j’ai vu. Quelle est donc cette lance au bout de laquelle coulaient des gouttes de sang ?

— Vraiment, Bohort, répondit le roi, il n’est pas permis de dévoiler la vérité sur la lance qui saigne, ni à toi ni à personne. C’est seulement lorsque la dernière quête sera entreprise et que tous les chevaliers du monde se lanceront dans l’aventure, que la vérité sera révélée, aussi bien aux autres qu’à toi. Et il en sera de même pour tous les autres mystères dont tu as été le témoin. Ne m’en demande pas plus, car je ne pourrais pas te répondre. – Je m’en ferai une raison, dit Bohort, puisqu’il le faut. » Tout le jour et toute la nuit, il fut l’hôte du roi Pellès. Mais, au petit matin, il fit préparer son cheval, revêtit ses armes et, sautant en selle, il reprit sa course errante à travers les vallées et les plaines[46].